Capturez Captp, in La Zone du Dehors (Alain Damasio)
La seule faiblesse du jeu, faiblesse apparemment irréparable, était… les dialogues. Dans Capturez Captp, les gens s'exprimaient, bien sûr, mais il ne savaient que s'exprimer. Pas vraiment dialoguer. Les "Bonjour, comment ça va ? Très bien, merci", les questions bien formulées, les insultes classiques comme PD, tête de gorx, terreux, encubé de ta mère, ras de la zone, et tout ce qui n'excédait pas les poncifs de l'accommunication habituelle, anemaient des réponses sensées et parfois excellentes. Mais deux pas à gauche s'ouvrait le gouffre sans fond qui séparait l'homme de la machine. Et il était remarquable que les scientifiques aient si lumineusement surmonté le problème du corps, avec son élasticité et se contorsions soudaines, pour s'effondrer sur quelque chose d'éminemment moins spectaculaire: une simple question comme "T'as mangé tes dents ?" qui foutait en l'air un siècle d'analyseurs grammaticaux et de systèmes experts. Fallait-il en conclure que le corps présentait finalement si peu d'énigmes qu'on pouvait le maîtriser à l'envi ? Ou que les combinaisons de gestes humains étaient finies et dénombrables alors que les phrases que pouvait former un esprit étaient potentiellement infinies ? Je ne le croyais pas et j'étais même prêt à parier le contraire : qu'en raison de la finitude de notre lexique, l'ensemble des phrases énonçables était, innombrable si l'on veut, mais pas infini. Alors ? Peut-être que la machine était beaucoup plus proche du corps de l'homme qu'on ne l'avait longtemps pensé ? Le câble et l'acier plus proches des tendons et des os ? Alors que le silicium et l'électricité seraient si loin de la synapse et de l'influx ? Peut-être…
– Où est Captp ?
– Je ne sais pas, monsieur Lnpor.
– Où il est ?
Il ne répond pas et l'on sent que c'est sciemment.
– T'as mangé tes dents ?
Le garde "croit" que c'est une question effective, cherche, mais manifestement ne la trouve pas. Alors, astucieux, le programme gagne du temps, le temps d'analyser la question et d'y faire correspondre, sans doute par analogie lexicale, une réponse.
– Pardon ?
– T'as mangé tes dents ?
– Je ne saisis pas bien le sens de votre question.
Il veut me pousser à reformuler différemment. Le processeur tourne toujours. J'insiste :
– T'as mangé tes dents, connard ?
– Ne m'insultez-pas, s'il vous plaît.
Il a reconnu "connard". Dix secondes passent. Pas une flèche, ce garde… Puis subitement, au moment même où j'allais partir, les processeurs ont fini de tourner et les réponses à trois fois la même question tombent, à la suite, toutes différentes :
– Je n'aime pas les dents. Oui je les ai changées. Pas encore.
Ce n'auraient été que des bugs excusables, ces répliques, si le reste du jeu n'avait été parfait. Car dans cet univers, un bruit de bottes était un bruit de bottes, un trottoir, un trottoir et un coup, un coup ! Alors, lorsqu'un garde attardé disait qu'il n'aimait pas les dents, il y avait comme un écart, une brèche d'où suintait brusquement l'inhumain, où l'on sentait la machine… C'était peu de chose et finalement assez rare dans le jeu, mais une unique fois suffisait à jeter le doute sur tous les dialogues passés et à venir, comme dans une pièce de théâtre où, tout à coup, l'acteur perd le ton et où l'on se rappelle qu'il n'est… qu'un acteur : qu'il joue. Ces dialogues n'étaient en rien des échanges, plutôt deux monologues disjoints accolés de force et qui ne tenaient que par les significations que j'y injectais. J'éprouvais ce sentiment poignant de ne pas être compris, tout au plus décodé, d'être le seul détenteur du sens dans un monde insensible où la seule chose qui passait, c'était un peu d'électricité dans des milliers de circuits. Je pouvais poser n'importe quelle question, on m'opposait toujours une réponse dans cet univers plein, et quelle que fût son ineptie, c'était à moi d'y insuffler un sens. Tâche étrange, dérangeante… Si dérangeante que j'en avais été progressivement enclin à rectifier mes libéralités verbales. Après une demi-heure d'exploration, j'avais malgré moi fini par normaliser mon langage et je me sentais de moins en moins seul… Je compris que j'étais prêt à jouer.