Ne tirez pas sur les élites ! (Gaspard Koenig, Les Échos)

Ne tirez pas sur les élites ! (Gaspard Koenig, Les Échos)

Dans le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, le parti d'extrême droite Alternative für Deutschland vient de passer devant la CDU d'Angela Merkel. Aux Etats-Unis, les républicains ont choisi Donald Trump comme candidat. Les Britanniques ont voté en faveur du Brexit. Les Italiens ont élu à la mairie de Rome (ainsi qu'à celle de Turin) une représentante du Mouvement cinq étoiles, fondé par l'humoriste Beppe Grillo. Demain, selon toute vraisemblance, les Français porteront Marine Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. En somme, les grandes puissances occidentales représentées au G8 (à l'exception notable du Canada) sont à deux doigts de congédier leur élite traditionnelle. Merci, et tchao !

Ladite élite n'est naturellement pas à court d'interprétations (c'est son gagne-pain, après tout). Les érudits citent Polybe, l'historien grec qui dans ses « Histoires » décrivait le moment tragique où, « comme la rouille naît avec le fer », la démocratie, gouvernement du peuple, dégénère en ochlocratie, règne de la populace. Les amateurs de politique monétaire y voient le résultat malencontreux du « quantitative easing » pratiqué par la Fed comme par la BCE, qui, en créant des bulles d'actifs, a privilégié le capital au détriment du travail, renforçant rentes et inégalités. Les technophiles ne manquent pas d'attribuer à la digitalisation et à la robotisation l'angoisse d'une classe moyenne qui se voit peu à peu privée de sa raison d'être (et, incidemment, de ses revenus). Les déclinistes se lamentent de la détérioration de l'éducation, qui crée des semi-analphabètes chassant les Pokémon GO entre deux posts Facebook. Les nostalgiques des Etats-nations homogènes blâment les méfaits de l'ouverture et de la diversité culturelle, chahutant nos petites identités fragiles ; à l'inverse, les enthousiastes du village global prennent leur mal en patience en écoutant ce chant du cygne de l'homme blanc (et plus précisément du mâle blanc sans diplôme), bientôt submergé par la démographie et les migrations. Les sociologues gourmands de l'étude des « cohortes » générationnelles se demandent si les Millennials ne sont pas en train de prendre leur revanche sur les baby-boomers qui les ont largement spoliés. Et les futuristes, parmi lesquels je me reconnaîtrais volontiers, analysent le rejet de la classe politique et intellectuelle comme le reflet d'un mouvement plus général de désintermédiation, qui appelle une nouvelle forme de gouvernance plus proche de l'individu et de ses choix.

L'histoire nous dira qui était le plus malin. Mais, dans tous les cas, l'élite semble consentir, avec grâce, à son immolation prochaine. Elle se désole d'avoir tourné le dos au peuple et tend le cou à son bourreau. Par un mélange de calcul cynique et de culpabilité tardive, elle avoue sa défaite, en se rangeant derrière les populistes ou en se retirant dans sa tour d'ivoire. Dans les dîners de Washington, Londres et Paris, c'est un concours d'autoflagellation. On fustige la classe dirigeante dès l'apéritif (au champagne). On s'excuse d'habiter dans des quartiers trop chics, de partir en vacances trop loin, de choisir pour ses enfants des écoles trop performantes, de boire des vins trop vieux, d'apprécier des oeuvres trop abstraites. Pour se faire pardonner, on écrit des tweets remplis de smileys, on donne des « TED Talks » en tee-shirt et on publie des tribunes vilipendant... l'élite. Espère-t-on secrètement que les nouveaux maîtres épargneront les repentis ?

Quelle erreur ! Nous avons besoin plus que jamais d'une véritable élite, fidèle à sa mission historique, qui assume ses principes sans céder à l'émotion du jour, qui expose ses analyses sans les réduire à un hashtag, qui débatte avec le public sans « media training ». Jean Tirole, notre prix Nobel d'économie, qu'on gagnerait à lire davantage, s'excuse dans son « Economie du bien commun » de sa propre absence du débat public, en expliquant qu'on ne demandait pas à Adam Smith d'écrire des blogs. Vu son écriture intarissable, je suis pourtant certain qu'il l'aurait fait...

Le statu quo n'est plus satisfaisant. Fort bien ! Mais a-t-on oublié qui donne une boussole aux révolutions ? Des aristocrates éclairés comme le comte de Clermont-Tonnerre, des avocats de province comme Robespierre, des écrivains célèbres comme Victor Hugo. Aux armes, l'élite !

http://www.lesechos.fr/journal20160907/lec1_idees_et_debats/0211257364633-ne-tirez-pas-sur-les-elites-2025425.php