Quels seront nos imaginaires de demain ?
Comme nombre d'entre nous, je suis préoccupé par l'évolution du climat de notre maison Terre. Plusieurs moyens d'action existent pour réduire notre empreinte sur notre environnement : législation par nos gouvernants, changements de cap des entreprises, progrès technologiques, sobriété dans nos actes au quotidien, actions associatives… L'équation semble insoluble, de nature à nous faire sombrer dans une éco-anxiété qui paralyse plutôt qu'elle n'aide à changer le statu quo.
Les progrès technologiques demandent du temps pour gagner en usage. Trop de temps face à la vitesse que nous devons atteindre dans notre adaptation. Les gouvernants veulent être réélus et craignent les vagues du changement. Les associations sont impuissantes. Même si chaque partie contribue au changement de modèle de société je suis convaincu qu'une clef du problème réside dans le consentement des populations à renoncer au confort matériel apporté depuis quelques décennies par l'abondance énergétique. S'il ne doit pas être subi, un tel renoncement demande un substitut clair pour réconforter nos esprits. Quel sera-t-il ?
La religion pourrait bien aider les populations à marcher dans une bonne direction. Par exemple, l'encyclique Laudato Si du pape François a connu depuis 2015 un écho certain. Mais la sécularisation de bien des sociétés occidentales étouffe cet appel. Autrement, la guerre et la haine de l'autre pourrait nous obnubiler au point de nous faire oublier d'acheter le dernier iPhone. Cela n'est évidemment pas souhaitable.
À la recherche de nourriture pour nos esprits, l'on retombe sur le socle de base d'une société capitaliste, fondée sur la consommation et la stimulation des populations à y consentir, par le medium publicitaire. Je suis depuis longtemps hostile aux manipulations insidieuses que la pub inflige aux citoyens. Je me reconnais par exemple dans les discours de François Brune et autres publiphobes, au point d'avoir créé d'ailleurs il y a quelques années un filtre à publicités pour contenus audio. Je nourris cependant quelque espoir pour que les publicitaires mettent à profit leur talent et emmènent la population vers un imaginaire vertueux. Thierry Libaert a remis au gouvernement un rapport à ce sujet en 2020, mais ses conclusions ne sont pas franchement optimistes. En effet, qui financera les médias, si les publicités perdent leur rendement en vantant la déconsommation ? La tentation est trop grande de tenter les gens.
Si avoir des sous implique trop souvent de les dépenser de façon peu responsable, il faudra probablement renoncer à quelque chose : moins de sous en général, c'est-à-dire une décroissance économique de notre monde. La décrue économique chamboulerait tant notre fonctionnement sociétal que cela effraie nos gouvernements, qui n'osent encore avouer cette éventualité. Une décrue démographique suffisamment rapide, quant à elle, serait le synonyme de souffrances que nul ne pourrait souhaiter.
Si l'on ne peut décroître, faut-il alors mieux consommer ? Une renonciation au libre marché est envisageable, avec régulation agressive de tous produits et pratiques nuisibles à notre environnement. Restreindre les libertés ne récoltera pas directement les suffrages, mais sera plutôt imposé par un gouvernement non démocratique. Quel événement sociétal aura-t-il eu pour conséquence de faire tomber ce moins mauvais des régimes ?
Difficile dans ce contexte de ne pas devenir éco-anxieux. L'on vient à envier le bien peu éclairé Jean-Michel SUV qui part en avion à Tahiti pour les vacances et fait des selfies devant son barbecue. Plouc et égoïste, il illustre la tragédie des communs dressée devant nous : chacun a un intérêt individuel à en profiter, tandis que seul un effort collectif coordonné peut nous tirer d'affaire.
Nous nous devons d'adopter une démarche constructive face à cette équation complexe. Il est sûrement mieux que rien d'éduquer nos enfants à la pratique de la sobriété – en attendant que ce soit eux qui nous ré-éduquent en retour. Réparer et savoir faire des choses de ses dix doigts, en être fier. Observer le monde autour de nous et sa beauté, s'émerveiller de petits riens. Visiter son pays, sortir des sentiers battus. Parler aux gens et leur sourire – c'est même bon pour la santé !
En guise d'épilogue, je vous livre à d'autres lectures. D'une part, le compte-rendu d'une rencontre de l'École de Paris du Management intitulée "La sobriété, contrainte temporaire ou futur désirable ?". Parmi les intervenants, notez la présence de Valérie Guillard (voir précédent billet à son sujet), professeur à l'université Paris Dauphine. Voici ses propos :
Je m’intéresse depuis de nombreuses années aux pratiques de sobriété des consommateurs vis-à-vis des objets matériels, même si je ne considère pas, pour autant, que seul le consommateur puisse et doive agir. Au contraire, j’estime indispensable l’action conjointe de quatre acteurs : l’État, les territoires (car la sobriété ne s’applique pas de la même façon à Paris, Annecy ou Marseille), les organisations (entreprises et ONG) et, enfin, les consommateurs eux-mêmes.
Des arbitrages non effectués
En octobre 2022, OpinionWay a mené une enquête visant à identifier les domaines dans lesquels les consommateurs font le plus d’efforts de sobriété, sur la base de leurs déclarations. Les deux secteurs venant en tête étaient l’énergie et l’eau. Les pratiques pour lesquelles les personnes déclaraient faire le moins d’efforts étaient l’achat d’objets d’occasion, les mobilités douces et la réduction de la consommation de viande.
Les pratiques de sobriété sont donc très variables et, même lorsqu’on s’intéresse principalement aux objets, comme moi, on peut observer des comportements très différents selon qu’il s’agit de vêtements ou d’alimentation, par exemple. En m’appuyant sur la littérature existante, mais également sur les nombreux entretiens que j’ai menés, il me semble que ces écarts s’expliquent par le fait que, en fonction de notre classe sociale, du territoire où nous vivons ou d’autres circonstances, nous n’effectuons pas certains arbitrages, par exemple entre le neuf et l’occasion, entre le bio et le non bio, entre le local et le mondialisé, entre les produits alimentaires emballés et le vrac, ou encore entre l’usage de la voiture et celui du vélo électrique.
Faire soi-même ou faire faire
Une grande partie de ces arbitrages non effectués peut se ramener à l’alternative entre faire soi-même et faire faire, ou, en d’autres termes, entre le recours au marché et la mobilisation de temps personnel. Si je souhaite, par exemple, consommer un gratin de courgettes, je peux, au choix, me procurer un gratin tout prêt, acheter des légumes pour le cuisiner, ou utiliser des courgettes que j’ai moi-même cultivées, éventuellement à partir de graines issues de ma précédente culture. De la première à la dernière option, la distance que je prends par rapport au marché s’accroît, de même que le temps que je consacre à la préparation de mon gratin de courgettes.
De fait, l’une des premières objections citées à propos de la sobriété est : « Je n’ai pas le temps. » Cette réaction soulève de nombreuses questions à propos du temps de travail, de l’accès au télétravail, de la répartition des tâches dans la sphère domestique, de la catégorie socioprofessionnelle, etc.
Temps “prise de tête” versus temps gratifiant
Un deuxième arbitrage porte sur la nature gratifiante, ou non, du temps consacré à la sobriété. Réparer un objet est une attitude plus sobre que de le remplacer, et le réparer soi-même vaut mieux que le faire réparer, car, souvent, la réparation par un professionnel consiste à remplacer l’ensemble d’un bloc plutôt que l’élément concerné. En revanche, effectuer la réparation soi-même est généralement jugé moins gratifiant qu’aller au cinéma ou passer un moment convivial avec des amis. Il faut trouver un tutoriel, ouvrir l’appareil concerné, identifier la panne, réussir à la réparer et, souvent, il en va comme de ces magnifiques recettes de cuisine dans lesquelles on se lance avec enthousiasme : le résultat ne ressemble pas toujours à la photo qui nous avait alléchés.
Pourtant, à condition de s’y mettre à plusieurs et, par exemple de le faire en famille ou de trouver une communauté qui puisse nous aider, la réparation d’un objet peut s’avérer un défi passionnant.
De difficiles arbitrages budgétaires
Un dernier exemple d’arbitrage non effectué concerne l’investissement financier. Si je souhaite m’acheter un jean (après m’être assurée que j’en avais besoin…) et que, pour différentes raisons, je ne peux pas me le procurer d’occasion, trois options s’offrent à moi. Je peux choisir une marque éthique comme 1083 (une marque créée en 2013 pour relocaliser les savoir-faire du tissage et de la confection du jean en France), une marque traditionnelle comme Levis ou une marque de fast fashion comme H&M. Dans les deux premiers cas, il m’en coûtera environ 110 euros, mais, dans l’option Levis, avec un peu de chance, je pourrai profiter de soldes et me procurer mon jean pour 80 euros alors que, en général, les marques éthiques ne proposent jamais de soldes. Par comparaison, un jean acheté chez H&M ne me coûtera que 30 euros, hors soldes.
Un consommateur issu des classes socioprofessionnelles supérieures se demandera peut-être s’il accepte que son jean ne soit pas biosourcé, que le champ où le coton a été produit soit imprégné de pesticides, que le jean ait fait plusieurs fois le tour du monde avant d’arriver au magasin, ou encore que la personne qui l’a fabriqué soit rémunérée 28 centimes d’euros, ce qui peut le conduire à arbitrer en faveur d’un jean éthique. Il pourra cependant mettre en balance le fait de s’habiller uniquement avec des marques comme 1083 et le fait de partir plus souvent en weekend. Une personne d’un milieu moins favorisé n’aura tout simplement pas la possibilité d’effectuer ce genre d’arbitrage.
Comment inciter à davantage d’arbitrages en faveur de la sobriété ?
Il existe plusieurs pistes pour inciter les consommateurs à effectuer davantage d’arbitrages en faveur de la sobriété dans leurs choix quotidiens de consommation. La première est la pédagogie : on pourrait imaginer, voire envisager, de donner des cours de consommation à l’école élémentaire ou au collège, et, par exemple, organiser des débats sur le rapport des enfants aux marques, qui génère beaucoup de violence dans les cours des écoles et des collèges. On peut aussi faire appel à la démocratie pour adopter des mesures structurelles. Enfin, chacun d’entre nous pourrait s’interroger davantage sur la place du sens dans sa consommation : « L’achat que je suis en train de faire a-t-il du sens ? »
Enfin, je vous suggère la lecture du dossier de l'ADEME intitulé "Les Français aspirent à changer de modèle de société mais sont pris dans des injonctions contradictoires". Ce rapport m'a fait découvrir l'existence de l'ObSoCo, observatoire société et consommation. L'ObSoCo a publié en 2022 la plus récente vague de son étude sur les perspectives utopiques, représentant les imaginaires des français. On y observe par exemple que deux utopies se font face en France: position du "moins mais mieux" orientée vers le futur, contre nostalgie de l'âge d'or axée sur une politique identitaire-sécuritaire. Cela laisse augurer de certains axes de la campagne présidentielle à venir.
Image de couverture: Utopie de Thomas More