« À quelles conditions la sobriété pourrait-elle devenir acceptable, non “punitive” ? » (Valérie Guillard, Le Monde)
La professeure de management Valérie Guillard explique, dans une tribune au « Monde », que le télétravail, l’usage du vélo, les achats d’occasion, etc., permettent de concilier pouvoir d’achat, plaisir et temps libre, sans susciter d’amertume.
La question du pouvoir d’achat est au cœur de la campagne électorale. L’envolée des prix oblige beaucoup de Français à réduire leur consommation, ce qui provoque la colère populaire, alors même qu’une consommation sobre est aussi indispensable pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre et freiner le dérèglement climatique.
Mais à quelles conditions la sobriété pourrait-elle devenir acceptable, non « punitive » ? Nos recherches, menées auprès de plusieurs centaines de consommateurs, permettent d’éclairer le débat. Lorsqu’elle est associée au manque, au sacrifice, bien sûr, la sobriété suscite le rejet. Mais elle peut aussi être présentée comme une façon de vivre différente, qui procure d’autres plaisirs. Et là, les perceptions changent.
Prenons les transports. Le télétravail, expérimenté à grande échelle pendant la pandémie, a diminué substantiellement les allers-retours quotidiens en voiture, les dépenses induites (et la pollution), tout en suscitant des satisfactions chez la majorité des personnes concernées. Moins de temps perdu. Des corvées domestiques réalisées en semaine, entre deux dossiers, laissant plus de temps libre le week-end. Davantage de moments en famille ou avec les amis. Davantage de temps pour soi.
Une chance
L’utilisation du vélo dans les transports du quotidien est également perçue par les consommateurs, non comme une perte de standing par rapport à un usage de la voiture ou de la moto, mais comme un plus, une chance, le plaisir de remettre son corps en mouvement. Le nombre de vélos vendus a d’ailleurs, pour la première fois, dépassé le nombre de voitures vendues en 2021…
L’usage des composteurs pour les déchets organiques se développe aussi, en particulier dans les milieux populaires, geste simple lorsqu’on a un jardin et qu’on veut éviter d’avoir à acheter de l’engrais.
Les consommateurs sensibles à l’environnement ne sont pas tenus non plus d’abandonner les petits plaisirs du shopping du moment qu’ils « craquent » pour de l’occasion. L’étude que nous venons de mener à l’université Paris-Dauphine, en partenariat avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), montre comment l’image des achats de seconde main a changé du tout au tout en peu de temps.
Acheter d’occasion était associé au manque d’argent et, à cet égard, apparaissait stigmatisant, au moins pour les milieux populaires. Or, 84 % des personnes que nous avons interrogées estiment aujourd’hui qu’agir ainsi est une manière digne de consommer. Acheter du neuf est même moins bien vu (60 % seulement considèrent cela comme une pratique digne).
Pas étonnant que tant de grandes marques mettent aujourd’hui à disposition de leurs clients des objets à la fois neufs et déjà utilisés. Pour les vêtements, le changement est spectaculaire. Les marchés du mobilier, du livre, de la puériculture se transforment aussi très rapidement.
Une pratique astucieuse
Passer sa soirée à scroller Leboncoin ou d’autres sites spécialisés à la recherche d’une trouvaille n’a aujourd’hui rien d’infamant. Pour 62 %, ces achats d’occasion sont devenus une habitude ; 55 % sont même d’accord avec l’idée qu’il s’agit désormais d’une norme. Certes, pour un peu plus de la moitié des consommateurs interrogés, offrir un objet déjà utilisé ne se fait toujours pas. Mais rechercher la bonne occasion apparaît comme une pratique astucieuse à 88 % des personnes interrogées. C’est également une possibilité de trouver des objets rares (77 %), d’acheter à bon compte des marques de luxe (73 %). Bref, un possible achat plaisir.
Les écarts entre classes sociales s’amenuisent d’ailleurs nettement même si les acheteurs de seconde main sont plus nombreux parmi les bas revenus. 45 % des personnes qui gagnent moins de 750 euros achètent très régulièrement des produits d’occasion et 32 % de ceux qui gagnent plus de 5 000 euros.
D’autres types de consommation à faible impact carbone se développent également à grande vitesse. L’Observatoire Société et consommation (ObSoCo) met en évidence notamment la bonne santé des ateliers, cours et autres expériences permettant d’acquérir de nouveaux savoir-faire en plomberie, jardinage, massage, couture, chant, mécanique, peinture… Le « do it yourself » ne s’est jamais si bien porté. Un secteur dont le chiffre d’affaires frôle désormais les 100 milliards d’euros par an.
Parvenir à attirer le public vers ce type d’achats bas carbone est un défi pour les entreprises. La plupart s’y sont engagées résolument, en offrant des solutions. Mais les politiques doivent aujourd’hui prendre leur part. Utiliser un vélo n’est pas un problème sur une piste cyclable bien aménagée, en présence de commerces de proximité. De la même manière, mettre ses déchets dans un composteur, si celui-ci est mis à disposition. La balle est aujourd’hui dans le camp des élus. A eux de faciliter les choses, s’ils en ont vraiment la volonté.
Valérie Guillard (Professeur à l’université Paris-Dauphine-PSL, directrice de Dauphine recherches en management) – Profil The Conversation