« Aujourd’hui, il y a une start-up politique à construire » (Jean Peyrelevade, Le 1)

« Aujourd’hui, il y a une start-up politique à construire » (Jean Peyrelevade, Le 1)

Entretien avec Jean Peyrelevade.

Quels sont les points de blocage du système politique qui entraînent ce désenchantement des citoyens ?

Je suis sans nuance sur cette question. J’ai toujours été girondin, longtemps de manière un peu honteuse et clandestine, car ce n’était pas à la mode. Je suis aujourd’hui un girondin proclamé et fier de l’être. À mes yeux, les blocages de la démocratie française sont dus, pour l’essentiel, à la verticalisation complète de tous les appareils, à leur « jacobinisation ». C’est vrai pour les appareils institutionnels, voyez l’élection présidentielle. C’est vrai pour les appareils politiques, voyez les partis, eux aussi complètement verticalisés. On fait carrière en passant de la municipalité au canton, du canton à la région, de la région à la grande ville, puis de la grande ville au Parlement, et du Parlement au gouvernement. On assiste enfin à la complète verticalisation des appareils syndicaux. Ils sont faibles et disposent en même temps d’un monopole de négociation dans le domaine social. Or j’ai tendance à penser qu’au bout d’un certain nombre d’années, les appareils deviennent tous conservateurs. Ils sont en défense d’une idéologie répétitive et archaïque, sans regard sur l’évolution du monde réel. Ce sont des machines à conformisme.

Pourquoi cette déformation ?

Pour faire carrière dans un appareil, il faut être conformiste. Sinon, vous êtes éliminé. Comment être l’élu d’un parti si la désignation à la candidature est décidée par les appareils partisans. On ne peut être candidat à la députation, à une municipalité significative, si on n’est pas copain avec le secrétaire fédéral. Et on ne le sera pas en votant contre lui dans les enjeux internes. Donc on est conformiste.

Cela vaut-il aussi pour le monde économique ?

C’est vrai pour le patronat. Lui aussi est pris dans l’appareil de défense des intérêts. Le débat est si verticalisé que le patron du Medef devient une figure nationale au sens politique du terme. Pour être efficace, il doit participer à la conférence sociale, aux accords interprofessionnels, porter une vision politique de son secteur. Au niveau des entreprises, ce n’est pas vrai des PME, mais c’est très vrai des grandes firmes. Nous sommes les seuls au monde à défendre avec la dernière énergie l’idée qu’une grande entreprise doit avoir un seul chef. Nous avons horreur des structures duales qui sont pourtant de plus en plus répandues, comme en Europe du Nord. Certains dérapages douloureux dans les entreprises, publiques ou privées, sont liés à ce pouvoir sans partage. Il est très difficile d’avoir des idées neuves et de les faire prospérer dans un milieu où le dialogue est fabriqué entre des structures alors que chacune, à l’intérieur d’elle-même, est totalement conformiste.

S’agit-il d’une spécificité française ?

Oui, et avec un facteur aggravant : la complicité absolue entre les politiques et la haute administration. Les politiques pensent incarner la volonté populaire. Ils sont les souverains. L’État, depuis Jean-Jacques Rousseau, incarne une notion qui n’existe pas ailleurs avec la même force : l’intérêt général. Quand on a parlé d’intérêt général, tout le monde se tait. L’homme politique, élu par la souveraineté populaire, incarne lui-même cet intérêt général. Il ne peut donc pas se tromper… Pour agir, il s’appuie sur un mandarinat très raffiné, recruté parmi la crème de la crème d’une génération intellectuelle. Comment voulez-vous que l’alliance du politique, investi par la souveraineté populaire, et des meilleurs cerveaux d’une génération, diplômés de l’ENA et issus de l’Inspection des finances, puisse se tromper ? Une bonne partie des politiques ont d’ailleurs la double étiquette. Ils sont passés d’abord par la plus haute administration avant d’être élus. Cela n’incite ni au dialogue ni à la modestie.

Vous vous êtes défini comme girondin. Qu’entendez-vous par là ?

D’abord, c’est affirmer que l’intérêt général n’est pas tout entier au niveau de l’État, ni contenu tout entier dans l’action publique. Tout ne doit pas se régler en haut. Prenez le barrage de Sivens : pourquoi cette question remonte-t-elle à l’État ? N’est-ce pas un intérêt local ? La notion d’intérêt général doit être revisitée en profondeur. À l’évidence, des structures privées participent à l’intérêt général. Quand un jeune innovateur fabrique une application qui permet de suivre et d’ajuster en temps réel les traitements d’un diabétique, il contribue à l’intérêt général. Être girondin, c’est défendre la notion d’accord contractuel. Pour le dire de façon provocante, au nom de quel intérêt général faut-il que les salariés aient une durée de travail légal identique ?

Au nom du principe d’égalité ?

Très bien ! Mais quid du principe de liberté ? Pourquoi ne pousse-t-on pas le corps enseignant à fabriquer d’un commun accord ses propres programmes sur des territoires donnés. Dès que vous n’êtes plus dans le conformisme, vous attaquez des tabous. Dans l’ordre physique sous Robespierre, dans l’ordre symbolique aujourd’hui, on vous coupe la tête. En écrivant mon dernier livre, j’ai découvert que si vous étiez protestant et girondin sous la Révolution, vous aviez la double prédisposition à comprendre l’économie et à vous faire couper la tête. C’est encore vrai de nos jours. Si vous remettez en cause l’uniformité de la durée du travail, on entend « Macron, ras-le-bol ». Si vous dites : « Il faut réfléchir au statut de la haute fonction publique », c’est de l’agressivité à l’égard des fonctionnaires. Ces tabous montrent qu’on est dans une structure qui favorise aussi une dérive éventuelle vers le pouvoir personnel.

Comment dépasser cet état de fait ?

Cette structure verticale et souverainiste n’est plus adaptée au monde d’aujourd’hui pour deux raisons. L’une est connue, c’est la mondialisation de l’économie. L’autre, qui fait tout exploser, c’est l’ubérisation de l’économie, c’est-à-dire le triomphe du contractuel. Vous avez quelque chose à vendre, j’ai quelque chose à acheter, on se met en contact direct.

Alors que peut-il se passer ?

Soit un scénario politique de refus, qui conduit à la fermeture, à la xénophobie, et mènera un jour au pouvoir autoritaire. Soit, de bon ou mauvais gré, avec des remous, par un chemin improbable, la société française finira par s’adapter, si elle parvient à remettre en cause sa verticalité. Le point clé à résoudre, c’est le mouvement syndical. Je suis pour renforcer les syndicats, s’ils acceptent la liberté de discussion.

Votre deuxième scénario peut-il se ­réaliser ?

Je suis inquiet car je crois que le mouvement des idées est un préalable. Or aujourd’hui, ce mouvement est pauvre. Je regrette le temps de la fondation Saint-Simon animée par Pierre Rosanvallon à laquelle j’ai beaucoup participé. Elle a eu une forte influence intellectuelle, mais elle s’est dissoute en 1999. La production d’idées s’est asséchée. Nous avons besoin d’un élan moderniste, réformateur, qui soit incarné par des dirigeants politiques, et qui puisse exister en dehors des appareils verticaux pour faire entendre leur petite musique. Rocard l’a fait longtemps, mais il a fini par échouer.

Comment voyez-vous la suite ?

En 2017, la nouvelle donne politique de l’après-premier tour de la présidentielle pourrait conduire à un éclatement de la gauche ou de la droite, ou des deux ! Si Marine Le Pen participe au second tour, je n’imagine pas que le président élu fasse l’erreur de Chirac en 2002, qu’il puisse gouverner sans ouvrir. S’il ouvre, cela conduira à une modification fondamentale des appareils politiques. Je rêve que ces appareils soient obligés de transmuter. Je ne vois pas aujourd’hui, en termes d’idées, ce qui sépare François Bayrou et Emmanuel Macron. Pourtant ils appartiennent à deux camps opposés.

Ne peut-on plutôt espérer l’avènement de formations vraiment citoyennes ?

Plus les politiques se déconsidèrent, plus je sens la tentation forte de créer des mouvements issus de la société civile. Mais j’ai du mal à y croire : ces mouvements ont besoin d’un leader. En revanche, un homme politique aura plus de chances de réussir s’il sait fédérer autour de lui les réseaux sociaux, des parties entières de la société civile. Aujourd’hui, il y a une start-up politique à construire. Mais je ne pense pas qu’elle puisse avoir à sa tête une personnalité qui ne soit pas d’origine politique. Pourquoi les leaders ne sont pas capables de le faire ? Parce que cela remettrait en cause leur verticalité. L’homme politique qui le comprendra a de bonnes chances de déstabiliser les verticalités existantes.

https://le1hebdo.fr/numero/94/aujourd-hui-il-y-a-une-start-up-politique--construire-1461.html