Enrayer l’inoculation perverse du virus de l’hyperconsommation (Jacques Muller, La Croix)
Rarement débat parlementaire aura été à ce point au cœur de l’actualité des fêtes de Noël : le Sénat examine le mercredi 7 décembre en deuxième et ultime lecture une proposition de loi relative à la « suppression de la publicité commerciale dans les programmes jeunesse de la télévision publique ».
Cibles privilégiées
De portée modeste, ce texte n’en est pas moins porteur d’un enjeu de société considérable. En effet en dépit de l’émergence des nouveaux médias, la télévision demeure une arme majeure dans la stratégie commerciale développée par les firmes pour inciter nos enfants à consommer toujours plus. Selon Médiamétrie, les 4-14 ans regardent la télévision plus de deux heures par jour, 35 % d’entre eux tous les jours avant d’aller à l’école et 60 % dès leur retour à la maison. Une étude Lagardère Publicité/Ipsos souligne que 76 % d’achats ou de demandes d’achats résultent directement des publicités auxquelles ils sont exposés pendant ce temps. Ainsi nos enfants sont devenus des cibles privilégiées pour les annonceurs publicitaires et les industriels, non seulement de l’agroalimentaire mais aussi des biens de consommation, jouets, vêtements, portables etc. Prescripteurs d’achat pour toute la famille – mais aussi de plus en plus acheteurs directs eux-mêmes à travers l’argent de poche – ils subissent les effets ravageurs de la stratégie des annonceurs qui tentent et réussissent le plus souvent à leur inoculer le virus de l’hyperconsommation et l’attachement aux marques dès le plus jeune âge.
Mimétisme
Les enfants sont particulièrement réceptifs aux messages publicitaires. Nous sommes bien sûr tous – grands et petits – soumis au mimétisme, un phénomène analysé avec talent par l’anthropologue et philosophe René Girard : ce que nous croyons être notre propre désir n’est en réalité que le désir de celui que nous côtoyons… ou qui nous est présenté comme modèle référentiel par le système publicitaire. Ce mimétisme nous fait entrer dans une dynamique au sein de laquelle la raison n’a plus de place. Les achats deviennent compulsifs et les consommateurs frappés d’addiction. Quand bien même le phénomène tendrait à s’atténuer en période de crise économique, les biens et les services deviennent de plus en plus consommés pour le statut de soi qu’ils permettent de renvoyer aux autres que pour leur valeur d’usage. Le besoin humain vital d’être reconnu, d’exister aux yeux de l’autre n’est désormais plus satisfait par la relation humaine durable que nous construisons avec celui-ci, mais à travers l’exhibition des objets que le discours publicitaire a su nous imposer comme nouvelle norme sociale. Notre désir le plus profond d’humanité est ainsi détourné au profit de la machine économique, de manière doublement perverse : l’individu est réduit à l’état d’acteur passif, le renouvellement et la multiplication des sollicitations entraînent une frustration généralisée. Nos sociétés de consommation ostentatoire en deviennent consubstantiellement dépressives.
Pseudo-icônes
Jeunes êtres en pleine construction, et par conséquent en quête exacerbée d’identité flatteuse et de reconnaissance, les adolescents sont bien davantage victimes du matraquage publicitaire que les adultes. Ce phénomène est encore aggravé parmi les jeunes enfants, dans la mesure où ils peinent à distinguer la fiction de la réalité. Leur distanciation à l’endroit des pseudo-icônes que leur inculque le système hyper-médiatisé de consommation marchande est pratiquement inexistante. Les effets sont d’autant plus dévastateurs que, selon l’INSEE, les enfants sont 40 % du temps livrés à eux-mêmes devant les écrans de télévision, notamment durant les programmes jeunesse, et donc sans une présence parentale susceptible de leur donner un minimum de recul face aux messages délivrés par la publicité. Le risque de manipulation devient alors total et l’inoculation du virus ravageur de l’hyperconsommation imparable.
Saturation
Or nous savons désormais aujourd’hui que cette « civilisation de l’hyperconsommation » n’est pas soutenable. Dans tous les sens du terme. Sur le plan scientifique, parce qu’au-delà de la destruction de ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains créés pour être re-liés, cette civilisation détruit méthodiquement les conditions de l’existence de l’homme sur terre par la surexploitation des ressources fossiles, l’extinction des espèces, la saturation des capacités d’absorption de l’écosystème mondial comme en témoignent le réchauffement climatique et les pollutions diffuses de l’environnement. Sur le plan éthique, parce que ce modèle n’est pas généralisable, ni à l’instant présent, ni dans le temps : il détruit radicalement les conditions de la justice entre les habitants de la planète et à l’égard des générations futures. Ainsi le problème de la publicité commerciale dans les programmes jeunesse va bien au-delà de celui de la santé publique posé par la dégradation de nos modèles alimentaires liés à l’apprentissage de la malbouffe.
Dans ce contexte, certains pays ont pris des initiatives qui vont dans la bonne direction. Ainsi le Québec, la Norvège, la Suède, l’Islande interdisent toute publicité commerciale dans les programmes jeunesse sur l’ensemble des chaînes de télévision. Le Royaume-Uni, la Belgique et l’Espagne appliquent cette interdiction sur les chaînes publiques. Il serait souhaitable que la France enfin légifère : c’est ce que souhaitent 87 % des Français (IFOP, septembre 2016). Au regard des enjeux sociétaux exposés précédemment, les quelque 0,5 % de manque à gagner en termes de recettes pour France Télévisions apparaissent pour le moins dérisoires…
Jacques Muller est ancien sénateur du Haut-Rhin, maire honoraire de Wattwiller.