Tyrannicide et justice d’exception (La Croix)
L’historien Jean-Noël Jeanneney a choisi de s’intéresser à un événement qu’on pouvait penser réservé à la « petite histoire » : l’attentat du Petit-Clamart, le 22 août 1962, contre le général de Gaulle. Emmené par le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, un commando opposé à l’indépendance de l’Algérie proclamée un mois plus tôt, ouvrit le feu sur la DS présidentielle, sans faire de victimes. Au terme de son procès, Bastien-Thiry fut fusillé.
Deux axes du livre sont particulièrement intéressants. Le premier, intitulé « Chrétienté et tyrannicide », décortique les raisons théologiques qui ont poussé le chrétien Bastien-Thiry à faire usage de la violence. Celui-ci fonde sa défense, lors de son procès, sur la légitimité du tyrannicide selon saint Thomas d’Aquin. Il faut rappeler que, en ces années 1962-1963, le concile Vatican II bat son plein et voit s’affronter violemment, au sein de l’Église catholique, les tenants d’un « aggiornamento », qui l’emportèrent finalement face à ceux qui devinrent les intégristes lefebvristes.
Jean-Noël Jeanneney démonte brillamment les mécanismes intellectuels et spirituels pervers qui ont conduit Bastien-Thiry le chrétien à devenir un assassin. Et révèle cette citation du général de Gaulle : « On a fait des confessionnaux pour tâcher de repousser le diable. Mais si le diable est dans le confessionnal, cela change tout. »
Jeanneney ne craint pas le parallèle avec notre époque lorsqu’il décrit « une minorité qui s’exaspère aux franges d’une religion monothéiste, une passion frénétique se nourrissant d’une déformation des textes sacrés et de la fascination pour le martyre auquel sont promises toutes les récompenses d’outre-tombe ». Ensuite, l’historien s’interroge : jusqu’où, devant les fanatismes meurtriers, une démocratie menacée peut-elle accepter des atteintes aux libertés publiques fondamentales, au risque d’y perdre son âme ?
De 1962 à nos jours, il n’y a qu’un pas, sur ce plan, que l’auteur franchit avec sérieux. Les conjurés furent jugés par une cour militaire de justice, sans recours possible, placée sous l’autorité du ministère de la défense. François Mauriac observa, dans son Bloc-Notes : « L’étrangeté de certains crimes disloque inévitablement le système de répression dont l’État dispose. »
Et François Mitterrand, adversaire notoire du pouvoir gaulliste, mais nommé rapporteur du projet de loi créant la cour militaire, s’interrogea en ces termes : « Il serait temps, dans une république véritable et stable où l’ordre est censé régner, d’en finir avec la justice de circonstance. » Jusqu’à quand tiendrons-nous aujourd’hui cette digue-là ?
Un attentat. Petit-Clamart, 22 août 1962, de Jean-Noël Jeanneney, Seuil, 340 p., 20 euros